L'entretien culture et musique
Musicien éclectique et inclassable, Philippe Mouratoglou s’impose aujourd’hui comme une figure majeure de la guitare en France et en Europe, reconnu pour sa créativité, son ouverture et la profondeur de son engagement artistique.
Je n’ai jamais eu envie de jouer d’un autre instrument.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir musicien ?
Mon premier contact avec la musique vient de mon père qui joue très bien du piano. J'ai été bercé très tôt par les Scènes d'enfants deSchumann, les Partitas de Bach...
Mais ce qui m'a vraiment donné envie d'être musicien, vers 9-10 ans, c'est le choc que j'ai ressenti en entendant le morceau "Hells bells" - et notamment son introduction à la guitare électrique qui m'a littéralement traversé - du groupe de rock australien AC/DC.
Pouvez-vous nous raconter vos débuts avec la guitare ?
J'ai commencé en autodidacte vers l'âge de 11 ans, je relevais à l'oreille des bribes de morceaux que j'écoutais à l'époque de Lou Reed, The Cure, U2...Puis j'ai eu la chance de rencontrer un prof merveilleux, Wim Hoogewerf, qui m'a tout de suite fait adorer la guitare classique et ses potentialités sonores si variées et raffinées. Wim a aussi eu la grande intelligence de "venir sur mon terrain", c'est à dire de ne pas me limiter au répertoire classique et d'accepter d'arranger pour moi et de m'apprendre des morceaux que j'aimais dans d'autres genres musicaux : folk, rock, pop...
Je me souviens notamment qu'il m'a fait participer à une émission de radio néerlandaise pendant laquelle il m'a appris en direct à jouer le morceau "Child in time" de Deep Purple...
Quels ont été les moments ou rencontres décisifs dans votre parcours, notamment avec vos maîtres Wim Hoogewerf, Roland Dyens et Pablo Marquez ?
Après 6 ans d'études avec Wim, celui-ci m'a proposé de faire un stage d'été avec Roland Dyens qui est par la suite devenu mon nouveau professeur. Roland était un personnage très charismatique et un grand guitariste à l'univers extrêmement original. Ça a été une rencontre très marquante pour moi car c'est avec lui que j'ai compris que l'on pouvait construire à partir de la guitare classique un espace personnel qui ne se limite pas nécessairement au répertoire et peut se nourrir d'autres styles musicaux, d'un travail d'arrangements, de composition, d'improvisation...
Cette période de travail avec Roland, bien que très courte - moins de 2 années - est, je le vois aujourd’hui avec le recul, la matrice de tout mon travail actuel.
Ma rencontre avec Pablo Márquez a été tout aussi marquante, mais sur un tout autre registre. Pablo m’a rappelé l'importance de la rigueur dans le travail d'une partition, avec un niveau d'exigence assez rare dans le milieu de la guitare classique. Il m'a également transmis l'amour de la musique de la Renaissance, notamment à travers les compositeurs Luys de Narváez et Francesco da Milano. Je suis par la suite devenu pour quelques années son assistant au Conservatoire de Strasbourg.
Vous jouez de nombreuses guitares différentes (classique, folk 6 et 12 cordes, baryton…). Comment choisissez-vous l’instrument qui convient à chaque projet ?
Lorsque je joue de la musique classique, c'est toujours avec ma guitare classique (un instrument fabriqué en 2013 par le luthier Dominique Field).
Je réserve les autres guitares - qui sont différents types de guitare folk, c'est à dire équipées de cordes en acier contrairement à la guitare classique dont les cordes sont en nylon ou en carbone - à mes activités de compositeur et d'improvisateur, notamment au sein du trioque j'ai formé en 2017 avec le contrebassiste Bruno Chevillon et le batteur Ramón López et qui a publié 3 disques : Univers-solitude (2018), Ricercare (2021), Nautiles (2025).
Univers musical
HONNEUR AUX INCURSIONS
Votre carrière se distingue par une grande ouverture stylistique, de la musique classique à l’improvisation. Comment décririez-vous votre univers musical ?
J'ai l'habitude de dire que je suis un guitariste classique qui fait de régulières incursions dans d'autres styles musicaux pour s'y ressourcer. Ce sont mes "exercices d'évasion", pour reprendre le titre d'un de mes disques.
Fondamentalement, je suis attiré par ce que je ne sais pas faire et j'ai besoin de me mettre en danger, avec plus ou moins d'inconscience...
La musique est pour moi un vaste terrain de jeux dans lequel je ne me fixe à priori aucune limite, si ce n'est d'éviter le simplisme du crossover ou de la fusion mais plutôt de garder à chaque expression sa spécificité, son caractère, et tisser des passerelles entre les formes, sans les confondre.
Quelles sont vos influences majeures, qu’elles soient musicales ou extra-musicales ?
Egberto Gismonti, Michel Portal, Keith Jarrett, Francis Bacon, Joni Mitchell, Nick Cave, Pat Metheny, Paco de Lucia, Sviatoslav Richter, Claudio Arrau...
Comment naît un nouveau projet ou une nouvelle composition chez vous ? Vous avez fondé le label Vision Fugitive et multipliez les collaborations, notamment avec Ariane Wohlhuter, Julien Martineau et Henri Demarquette entre autres. Qu’est-ce qui vous attire dans le travail collectif ?
Un nouveau projet peut naître d'une multitude de situations. Dans le cas d'une nouvelle collaboration c'est simplement le désir de faire de la musique avec quelqu'un que l'on admire et avec qui l'on pressent une "longueur d'onde" commune. J'aime beaucoup jouer en solo (et mon instrument s'y prête particulièrement), mais si l'on choisit bien son ou ses partenaires il y a toutes les chances que le jeu collectif permette d'aller plus loin sur le plan musical.
Quant à la composition, n'ayant aucune formation spécifique, ma technique est généralement la suivante : je choisis un accordage "alternatif" (ou "open-tuning") pour perdre mes tous mes repères digitaux habituels, j'improvise sans préméditation et j'attends d'entendre une idée qui va me surprendre suffisamment pour que j'aie envie de la développer. J'ai en quelque sorte adapté à l'écriture musicale la méthode du peintre Francis Bacon qui jetait à main nue de la peinture sur ses toiles en espérant créer un accident "heureux"...
Comment abordez-vous la rencontre entre des univers musicaux différents, par exemple le classique et le blues, ou encore la musique contemporaine ?
Comme je le disais précédemment, je ne cherche en aucun cas à "mélanger" les styles musicaux. Ce type de démarche m'est parfaitement étranger, et les tentatives qui vont dans ce sens me semblent en général bien vaines…
Lorsque je joue de la musique contemporaine, je suis un interprète et je cherche à comprendre le plus exactement possible les intentions du compositeur et les gestes musicaux qui se cachent entre les lignes de la partition (qui n'est jamais que l'approximation d'une idée musicale).
Quant au blues, j'y ai consacré un projet en 2012 autour de Robert Johnson, un des musiciens les plus emblématiques de cette musique. J'ai effectué pour cela un travail d'arrangements assez conséquent dans lequel ma culture de musicien « classique » transparaît nécessairement, ce qui ne doit pas faire oublier l'essentiel de ce projet qui était de donner une lecture personnelle de cette musique en trio par des musiciens qui ne viennent pas du blues (Jean-Marc Foltz aux clarinettes, Bruno Chevillon à la contrebasse et moi-même à la guitare et au chant) sans trahir l'esprit de cette musique.
Quels sont vos projets actuels et vos nouveaux défis ?
Je travaille actuellement sur un disque centré sur le répertoire pour guitare "non Ségovien" du 20ème siècle, à travers quelques-uns de ses compositeurs les plus singuliers et créatifs : Manuel de Falla, Tōru Takemitsu, Frank Martin, Leo Brouwer...
Je développe également en duo avec le violoncelliste Henri Demarquette un programme qui marque notre désir commun de célébrer la lumière et la joie par des musiques baignées de soleil, des rivages de la Méditerranée aux pays d’Amérique du Sud.
Ce thème offre une multitude de possibilités musicales par la richesse culturelle de ces berceaux et l’association de 2 instruments aussi nobles que populaires.


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- 16 septembre 2025








