Le musicien français évoque l’univers musical du compositeur espagnol Joaquín Rodrigo
Bienvenue dans cet épisode consacré à Joaquín Rodrigo, figure majeure de la musique espagnole du XXe siècle, compositeur du légendaire « Concierto d’Aranjuez ». Une œuvre dont les premières notes suffisent à évoquer la lumière, les parfums et la nostalgie de l’Espagne. Mais au-delà de ce chef-d’œuvre mondialement connu, qui était vraiment Rodrigo ? Quel rôle a-t-il joué dans la renaissance de la musique espagnole, et que reste-t-il aujourd’hui de son héritage pour les guitaristes ?
Pour en parler, le guitariste français Philippe Mouratoglou nous livre un témoignage personnel et passionné : sa première rencontre avec la musique de Rodrigo, à l’adolescence, sur un vinyle d’Alexandre Lagoya, l’émotion intacte du Concierto d’Aranjuez, et la découverte d’un compositeur à la fois néo-classique, mélodiste et profondément humain.
ENTRETIEN
Avec Philippe Mouratoglou
Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez entendu une oeuvre de Rodrigo?
Je devais avoir une douzaine d’années, et c’était le « Concierto d’Aranjuez » avec Alexandre Lagoya en soliste, en vinyle. Je me rappelle que sur la pochette figurait une citation de Paganini - qui était comme chacun le sait un grand violoniste, mais qui jouait également très bien de la guitare. Cette citation était: « Je suis le maître du violon, mais la guitare est mon maître », et ça m’avait beaucoup marqué au point que je m’en rappelle jusqu’à aujourd’hui.
Étrangement, ce n’est pas le célèbre Adagio du deuxième mouvement qui me revient en mémoire, mais la douceur des accords de l’introduction du premier mouvement qui nous transporte instantanément en Espagne puisque ce concerto est une évocation de la splendeur des jardins de la résidence royale d’Aranjuez, non loin de Madrid.
Comment définiriez-vous son univers musical?
Rodrigo appartient à ce grand mouvement de renaissance de la musique espagnole qui a débuté dès la fin du XIXe siècle, et qui reste associé à quelques grands noms demeurés illustres : Enrique Granados, Manuel de Falla, Isaac Albéniz et Joaquín Turina. Ce mouvement se caractérise par un retour aux formes traditionnelles et populaires de la musique espagnole, tout en les modernisant sur le plan harmonique, rythmique… C’est avant tout un grand mélodiste, passionné par la voix et la guitare. On peut le qualifier de néo-classique car jusqu’à sa mort en 1999, il a superbement ignoré les innovations musicales de son temps, de la musique dite « contemporaine »: sérialisme, musique concrète, musique spectrale… Il reste fidèle au système tonal, tout en développant un système harmonique qui lui est propre.
Impossible de ne pas citer le « Concierto de Aranjuez », composé en 1939, qui en plus d’être connu dans le monde entier met en valeur, comme jamais peut-être, la puissance mélodique de Rodrigo, notamment dans son 2ème mouvement. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler l’histoire de ce célèbre Adagio.
Parmi ses oeuvres pour guitare, laquelle vous semble la plus représentative de son univers? Pourquoi?
Parmi ses oeuvres pour guitare seule, sa pièce emblématique est selon moi « Invocación y danza ». On y retrouve le mélange d’âpreté harmonique, de séduction mélodique et de vigueur rythmique qui caractérise son style, dans un élan extrèmement inspiré. La pièce est d’ailleurs sous-titrée « Hommage à Manuel de Falla », un de ses compatriotes les plus célèbres. Impossible de ne pas citer le « Concierto de Aranjuez », composé en 1939, qui en plus d’être connu dans le monde entier met en valeur, comme jamais peut-être, la puissance mélodique de Rodrigo, notamment dans son 2ème mouvement.
Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler l’histoire de ce célèbre Adagio. En 1939, Rodrigo, qui a épousé en 1933 la pianiste turque Victoria Kamhi, est en tournée, et en ce moment, sa femme est enceinte de leur premier enfant. Au cours de la tournée, il apprend par télégramme urgent que Victoria a été admise aux urgences, qu’elle est au plus mal, après avoir développé une hémorragie interne due probablement à une pré-éclampsie. Joaquín Rodrigo rentre précipitamment en Espagne mais sur le chemin du retour, il ignore si sa femme survivra ou pas à cet état alarmant. Durant le trajet, il prie pour qu’elle survive et il apprend à son arrivée qu’elle a survécu en effet mais que leur enfant est mort-né. On a donc affaire à une musique chargée de sentiments extrèmes, de tristesse et desespoir, et ce tout au long du mouvement jusque dans sa cadence qui est un extraordinaire catalogue d’émotions: espoir, exaltation, renoncement, jusqu’aux accords suraigus et fortissimo qui relancent l’orchestre et qui sont comme un immense cri de douleur….
Une fois que l’on connaît cette histoire, cela nous informe sur la manière d’interpréter la pièce, et surtout sur ce qu’il ne faut pas faire: rajouter du pathos à une musique déjà si « chargée » émotionnellement, ou pire, essayer de jouer joliement un thème qui est en réalité un long sanglot. Ce concerto est chargé d’émotions universelles que tout un chacun peut comprendre et ressentir; c’est tout le talent de Rodrigo d’avoir su transmettre cela en musique.
Quelle place occupe Rodrigo dans le répertoire pour guitare d’aujourd’hui?
Une place colossale, pour 2 raisons principales. La première est que le « Concierto de Aranjuez » est probablement l’oeuvre pour guitare la plus jouée dans le monde, et la porte d’entrée dans les grandes manifestations et autres festivals de musique classique dans lesquels la guitare est rarement mise en avant.
D’autre part, Rodrigo a écrit un très grand nombre de pièces pour guitare seule, plusieurs autres concertos pour une ou plusieurs guitare ainsi que de très belles mélodies pour voix et guitare, donc par la quantité et surtout la très grande qualité de son oeuvre pour guitare, Rodrigo reste un incontournable pour tout guitariste, d’autant plus que certaines de ses pièces ont tout du parcours initiatique tant elles sont difficiles à jouer…
Si vous pouviez poser une seule question à Rodrigo?
J’aimerais lui demander si il connaît Jacques Lusseyrand, et notamment « Et la lumière fut » qui est un livre extraordinaire sur la cécité - Rodrigo était aveugle depuis l’âge de 3 ans suite à une épidémie de diphtérie.


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- 16 septembre 2025








