Comment traditions et innovation réinventent le rapport au territoire dans le sud des Pouilles en Italie
Sous le ciel infini du Salento, la lumière dorée enveloppe les murs de pierre claire dans une étreinte tiède, fusionnant les siècles dans une harmonie intemporelle. Les oliviers tortueux, gardiens silencieux de civilisations lointaines, projettent leurs ombres sur un paysage qui accueille grottes millénaires et architectures contemporaines aux lignes pures. Entre les ruelles baroques de Lecce, polies par le vent et l'histoire, et les criques cristallines de l'Adriatique, se cache une énigme : comment cette terre - carrefour des Messapiens, Grecs, Romains, Byzantins, Normands et Aragonais - autrefois oubliée aux marges de l'Italie, s'est-elle transformée en un laboratoire vivant où mémoire et modernité ne s'opposent pas, mais se fécondent mutuellement ?
La pierre de Lecce a une qualité tactile unique : douce à la taille mais résistante au temps. La recouvrir de matériaux étrangers n'a pas de sens.
L'équilibre fragile entre conservation et évolution
Alors que le Salento attire les voyageurs en quête d'authenticité et de nouveaux résidents séduits par son charme âpre, une question devient urgente : comment concilier les exigences du présent - tourisme, durabilité, confort - sans trahir l'âme du territoire ? La réponse pourrait résider dans l'art ancestral avec lequel les Salentins ont façonné leur environnement. Pour la découvrir, il suffit de franchir le seuil des "case a corte" (maisons à cour), où chaque pierre garde une sagesse séculaire.
Dans l'arrière-pays de Lecce, ces maisons à cour incarnent un art d'habiter né de la nécessité. Des cours ombragées par des vignes centenaires créent des microclimats atténuant la canicule estivale, tandis que les murs épais en "pierre de Lecce" - malléable au ciseau mais résistante au temps - isolent et racontent des histoires. Un peu plus loin, les "pajare", construites en pierre sèche sans mortier, témoignent d'un dialogue humble avec la nature.
Aujourd'hui, ce coin des Pouilles est devenu un laboratoire global où tourisme, restauration et nouvelles sensibilités se rencontrent. Mais comment préserver l'authenticité sans momifier le passé ?
Nous avons posé la question à Luigi Ripa, architecte de Nardò qui a fait du dialogue avec la pierre sa signature, pour une interview à cœur ouvert sur la restauration, l'identité et l'avenir de cette terre.
Né à Nardò en 1969, Luigi Ripa découvre très tôt sa passion pour le dessin et la matière en fréquentant adolescent le bureau d'un ingénieur local. "Là, j'ai compris que la créativité sans technique n'est que du vent", se souvient-il.
Après son diplôme d'architecture, l'expérience dans le studio Baciocchi à Florence, concevant des boutiques Prada dans le monde entier, lui offre une vision internationale. Mais c'est l'appel du Salento qui décide de son avenir. Revenir n'est pas un recul, mais un choix radical vers une architecture plus authentique.
Dans les années 80-90, ces lieux qui l'inspireront étaient à l'abandon : centres historiques vidés, masseries désertées, palais nobles en décadence. Le tourisme était alors encore un phénomène d'élite. Ce n'est qu'au début des années 2000, avec l'arrivée d'étrangers et de nouveaux résidents, que le charme de ces architectures oubliées commença à être redécouvert, devenant le cœur de sa recherche architecturale.

L'intelligence du lieu : la restauration comme acte génératif
Ripa aborde la restauration avec une approche quasi philologique. "Chaque édifice a sa propre voix", explique-t-il. "Avant d'intervenir, il faut écouter." Cette méthode se reflète dans ses projets où éléments originaux et insertions contemporaines coexistent en dialogue serré.
Dans les masseries reconverties par exemple, il conserve les voûtes en étoile et les murs en pierre sèche, introduisant des baies vitrées qui jouent avec la lumière sans bouleverser les espaces. "La pierre de Lecce a une qualité tactile unique : douce à la taille mais résistante au temps. La recouvrir de matériaux étrangers n'a pas de sens."
Pour Ripa, la restauration est un processus quasi sacré : "Filarete comparait la création architecturale à la génération d'un enfant. J'ajoute Michel-Ange : la sculpture est déjà dans le bloc de marbre, comme l'âme d'un bâtiment est dans ses pierres. Notre tâche est de la libérer."
Le Palazzo Maritati à Nardò n'était plus qu'une ruine, pourtant son âme survivait intacte dans les lambeaux d'enduit, dans un architrave miraculeusement préservé ...

Palazzo Maritati : histoire d'une renaissance
L'architecte Ripa nous guide à travers la restauration exemplaire du Palazzo Maritati à Nardò (province de Lecce), où le Salento se révèle comme une œuvre d'art vécue, prouvant que la modernité, dans cette terre, ne s'impose pas : elle s'enracine.
Le palazzo raconte son histoire à travers cicatrices et renaissances. Quand Luigi Ripa y met le pied pour la première fois, le bâtiment est "exactement une ruine - comme il le décrit lui-même - en train de s'effondrer, il ne restait plus rien, sinon quelques éléments survivants comme le portail et une demi-fenêtre en bois, des murs écaillés et étayés, quelques traces d'enduit, des sols inexistants et rafistolés avec du ciment..."
Le projet de réhabilitation a visé à restituer au palais son identité originelle sans cacher les stratifications historiques. Le Palazzo Maritati se révèle comme un palimpseste vivant. Né comme agrégation de modestes demeures du XVIe siècle "celles destinées au peuple, constituées de pièces uniques, sur un modèle de maisons pauvres remontant à l'époque romaine, mais que les vicissitudes historiques ont fait évoluer graduellement grâce à la croissance économique apportée par le commerce florissant du vin et de l'huile".

Au XVIIe siècle arrive ce que j'appelle la 'couche de chantilly' baroque", explique Ripa, "sans jamais trahir son essence sobre. Ces palais ne rivalisent pas avec les grandes constructions ou palais nobles dispersés en Italie, comme pourraient l'être le Palazzo Barberini ou le Palazzo Colonna à Rome. Ils sont plutôt les portraits d'une bourgeoisie qui exprimait l'amour de l'art et la dignité à travers une élégance discrète.
Renaissance d'une communauté
Aujourd'hui, le Palazzo Maritati vit une seconde jeunesse grâce à ses nouveaux propriétaires, Guy Martin, chef étoilé français, et Katherina Marx, décoratrice d'intérieur, qui ont su dialoguer avec l'esprit du lieu.
"Les voir accueillir des invités dans le salon où jadis la pluie tombait à l'intérieur est la plus belle réponse à notre travail", confie l'architecte. Le mobilier contemporain, choisi avec une sensibilité raffinée, n'imite pas le passé mais lui fait écho, démontrant que la vraie continuité naît du respect, non de la copie.



Quatre leçons qui transcendent l'architecture
La rencontre avec Luigi Ripa au Palazzo Maritati me laisse quatre enseignements lumineux, qui dépassent l'architecture pour devenir métaphore d'une approche de la vie.

1. L'écoute comme acte révolutionnaire
Avant tout projet, des mois d'étude silencieuse. Les pierres parlent, si on sait attendre. Un portail délabré raconte des générations qui l'ont franchi. Les fissures ? Ce sont des cicatrices de tremblements de terre et de noces.
2. Le respect est une pratique concrète
Nous ne sommes pas maîtres de l'histoire, mais ses gardiens. Chaque couche de chaux est un chapitre à préserver, non à réécrire.
3. L'innovation est dialogue, non imposition
La vraie modernité est mimétique dans la forme, révolutionnaire dans le fond.
4. La vie comme seul antidote à la mort
Un édifice ne reste vivant que s'il est utilisé. Franchir le portail du Palazzo Maritati, c'est comme entrer chez soi.
Nardò
PALAZZO MARITATI
À chaque détour du Palazzo Maritati, l’art s’exprime avec raffinement et profondeur. Des sculptures du XVIIe siècle à la pièce contemporaine qui sublime l’escalier, chaque œuvre dialogue avec le passé, mêlant les époques et les styles pour offrir une expérience visuelle hors du commun.
Plus qu’un simple lieu de séjour, ce palais est une galerie vivante où l’art et l’histoire s’entrelacent.
PODCAST
Pierre-François Heuclin : une partition estivale pour la 70e édition des Nuits de la Citadelle de Sisteron
Pendant 25 ans, Pierre-François Heuclin a été notamment directeur de la production artistique à l’Opéra national de Paris. Il est depuis 3 ans directeur artistique des Nuits de la Citadelle de Sisteron. Un festival important en France, car Les Nuits de la Citadelle de Sisteron sont, juste après les Chorégies d’Orange, le plus ancien festival de France. Elles sont aussi une ode à la pluridisciplinarité, entre théâtre, musique et danse — un croisement des arts que notre invité défend avec passion. Rencontre avec un artisan passionné du spectacle vivant, qui nous parle de son parcours, de ses choix artistiques et de sa vision de la culture en mouvement.

